Qu’avez-vous fait aujourd’hui pour changer le monde ?

La machine à broyer a encore frappé. Elle frappe tous les jours et partout. Elle n’a aucune limite. Elle ne respecte rien. Elle soumet les hommes, les avilit, les exploite, les maltraite. Et nous restons là, sans rien faire. Alors que ce sont nos frères et nos sœurs, nos pères et nos mères, qui sont ainsi broyés. Et que ce sont nos enfants.

Alors, je m’efforce de donner ce que je peux, de soutenir ceux qui souffrent, de leur donner goût à la vie. D’autres se battent pour les sortir de la misère ou de la mer. Certains les aident à se cacher, leur donnent un travail et leur offrent un nouveau sens à donner à leur vie.

Et vous, qu’avez-vous fait aujourd’hui pour changer le monde ?

Anaïs est une femme exceptionnelle. Elle travaille comme psychologue dans mon équipe. Parfois, je me demande comment elle fait pour créer une alliance si forte avec ces individus qui ont vécu les pires trahisons que des humains puissent faire endurer à d’autres êtres humains… Comment fait-elle pour qu’ils se confient à elle, après toutes les vexations subies ? Si facilement, si simplement, avec tant de coeur… Sans peurs et sans défenses. Ils sont sans inquiétude face à elle. Ils doivent avoir senti qu’ils peuvent lui faire confiance.

J’ai ouvert avec Anaïs un service de consultations pour migrants frappés d’une décision de « non entrée en matière » de la part de notre pays, au prétexte que leur pays d’origine serait réputé « sûr ». Sûr ? Ce n’est pas ainsi qu’ils vivent ce pays dans lequel ont été commis contre eux les pires exactions que l’on puisse commettre…
C’est Anaïs qui mène les consultations. Moi je ne fais que mettre en place, garantir le cadre et superviser le travail clinique. Je ne reçois pas moi-même les migrants dont elle me rend compte des suivis. Pourtant, c’est comme si je les connaissais personnellement. Ils s’appellent Monsieur A., Monsieur B., Madame A, Monsieur D…

Ce sont des leçons de vie que nous offrent ces personnes, tous les jours. Leur dignité les honore. Nous ne pouvons leur offrir davantage que notre écoute et notre compassion. Notre humanité. Nous aimerions en faire tellement plus. Comment nos compatriotes peuvent-ils rester indifférents à leurs souffrances ? Comment font-ils pour ne pas avoir envie de les accueillir chez eux ? Ces migrants ne sont-ils pas nos frères, après tout ? N’appartiennent-ils pas à notre espèce ? Nous devrions les rejeter, ne pas les accueillir, parce qu’ils n’ont pas notre couleur de peau et qu’ils ne partagent pas notre culture ? Nous ne devrions pas partager nos richesses parce qu’ils viennent d’ailleurs et qu’ils nous font peur ?

Savez-vous que certains d’entre eux traversent les Alpes à pied, parfois pieds nus puisque leurs baskets restent coincées dans la neige ? Savez-vous que des hommes et des femmes, à Briançon, leur offrent un peu d’humanité en mettant à leur disposition, dans les refuges d’alpage, sur leur si rude route vers un mieux-vivre, des couvertures et de la nourriture ? Savez-vous qu’ils y a des citoyens qui vont chercher ces réfugiés dans leur propre véhicule et les cachent de la police, en prenant des risques pour eux-mêmes, puisque cet acte de bon sens est condamné par la loi ? Consultez le site de l’association tous migrants pour plus d’informations à ce sujet.

Le 5 juillet, je visitais quelques expos aux Rencontres photographiques d’Arles, au bâtiment Les Forges. Après celle consacrée aux photos prises des Américains qui ont accompagné le convoi funéraire de Bobby Kennedy, et la magnifique expo de Ann Ray qui témoigne du travail auprès des femmes fait par Lee McQueen chez Givenchy, je voulais retourner dans ce chouette endroit alternatif au fond du Magasin électrique : La Plage électrique. Avec son sable et ses transats. Sur le chemin, je suis tombée sur ces photos de migrants qui ont rejoint Paris et qui ont été photographiés en partenariat avec Emmaüs de Porte-la-Chapelle (ce travail a été réalisé par les photographes Frédéric Delangle et Ambroise Tézenas). En effet, ses bénévoles avaient repéré l’« exigence » de certains en termes vestimentaires. Leur identité et leur image sociale est en jeu dans les vêtements qu’ils ont choisis pour poser sur ces photos. Ils commentent leur choix, comme le fait Ibrahim:

« Je suis né le 15 mars 1993 et je viens de Guinée.
J’ai choisi un pull noir. En souvenir de mon voyage difficile.
J’ai vécu un choc quand nous étions dans le noir. Porter le noir, c’est comme si j’avais gagné. Un symbole de victoire.
Le noir, car on a voyagé dans des containers au Mali avec la chaleur.
On a traversé le désert dans des camions avec la peur des armes.
Ce pull noir, c’est positif. Porter ces vêtements noirs aujourd’hui, c’est montrer que je n’ai pas peur ici, que je suis en sécurité.
Le jean, c’est parce que je suis jeune. Un rêve pour moi qui s’ouvre ».

Le petit clip de trois minutes consacré à la présentation du projet m’a mise en larmes.

Oui, je pleure souvent devant les écrans. Lorsque le contenu m’émeut.
D’ailleurs, il y a deux clips passés à la télévision qui m’ont fait pleurer. L’un émanait de l’EPER, mais je ne parviens pas à remettre la main sur la vidéo, sur le web. La seconde est celle de la Fondation Abbé Pierre, « Be kind, rewind ». Le slogan, les images. J’aime.
Ici, l’on a à faire à un autre type de broyeuse. Dont les effets sont pourtant les mêmes. Des vies en marge d’un confort de base dont aucun être humain ne devrait être privé. Le confort de base est fait d’un toit, d’eau et de nourriture, et de la sécurité due au respect de chaque être. Les sans-abris en sont privés.

Avez-vous lu le très important livre de Philippe Torreton, « Nous qui sommes devenus le mauvais temps » ? Il rappelle à l’envi que ces sans-abri et la classe moyenne sont désormais frères d’armes. Et que l’entreprise broye. Il va vraiment falloir revenir à l’échelle qui permet aux êtres humains de vivre correctement. Lisez Taleb, « Jouer sa peau. Asymétries cachées dans la vie quotidienne » et regardez le film documentaire de Dominique Marchais, « Nul homme n’est une île », pour vous en convaincre.

Plus tôt, je m’étais plongée dans la lecture de ce très informatif bouquin : « Les enchaînés. Un an avec des travailleurs précaires et sous-payés », de Thomas Morel. Ce journaliste a mené l’enquête dans cinq grandes entreprises du Nord de la France. Il en publie les résultats en 2017, dans son ouvrage. Il écrit : « L’autre soir, chez moi, j’ai creusé une question qui hante désormais mon esprit : le revenu universel. Comment concevoir qu’après tant de progrès techniques et sociaux au XXe siècle, des employés soient encore ainsi enchaînés à leur poste, tels des chiens de ferme retenus par leurs longes ? Quel est le sens de ces emplois, de ces vies littéralement plongées en apnée huit heures durant ? » (p. 58). Quand ce n’est pas douze heure par jour, six jours sur sept… J’en connais. Chez nous, en Suisse. Ils sont jeunes, ils sont étrangers, on exploite leur force de travail en brisant leur corps et leur force mentale.

Libérer les âmes est ma mission de vie. Les corps aussi, s’ils le peuvent. En prison, le corps est contraint. Certaines pensées, certaines psychés, également. Mais d’autres parviennent à se libérer, à s’extraire. Mais pas toujours sans aide. Et sûrement pas pour tous sans réelle volonté des concitoyens d’offrir à chacun ces droits fondamentaux que sont la liberté et le bonheur. Un jour je créerai une eutopie. Le lieu du Bon. Un endroit où des êtres humains pourront se reposer de la broyeuse. Et s’en relever en décidant que, plus jamais, ils ne joueront son jeu.

tous migrants m’informait dans sa newsletter d’une jolie initiative sur le chemin de la migration, entre l’Italie et la France : un festival organisé par des passeurs d’humanité. La question de la passe est une notion chère à ma profession, depuis Lacan. Alors, récemment, j’ai changé le libellé de mon profil LinkedIn : je suis devenue « Passeuse d’humanité ».

Je partage une dernière vidéo, pour illustrer mon propos. Cette vidéo, #LookBeyondBorders, conçue par Amnesty International, basée sur une expérience humaine, beaucoup l’ont vue. Elle marque. Ils ne se connaissent pas et se regardent dans les yeux durant 4 minutes. Vous verrez, c’est très beau.

N’avez-vous pas envie, vous aussi, de devenir passeurs d’humanité ?
Qu’avez-vous fait aujourd’hui pour changer le monde ?

Virginie Kyburz / 30.10.2018