Lettre aux laissés pour compte de la protection de l’enfance

Remember a time when you thought that you mattered,
Believed in the school song, die for your country – a country that cared for you
All in it together?
If it ever was more than a lie or some naive romantic notion
Well, it’s all shattered now
It’s all shattered now

Marillion, The New Kings (IV) Why Is Nothing Ever True?


À toi l’enfant dont la société a promis de prendre soin, mais qui reste dans la souffrance,

À toi qui as passé ta vie entre foyers éducatifs, injustices en prison et petits boulots, parce que ton Etat ne t’as pas protégé des malheurs de ta naissance,

À toi à qui on a menti quand on t’a dit qu’on ferait quelque chose pour toi,

À toi Greta aussi.

Au nom de l’espèce humaine, je te demande pardon.

Oui, à toi l’enfant de mon espèce, je veux te dire pardon. Pardon d’être si petits, si finis, si égo-centrés.

Tu sais, j’ai tout fait pour qu’on m’entende. Je te le promets. Sans doute ne m’y suis-je pas pris comme il faut. Je n’ai jamais appris la diplomatie.

J’ai cherché, cherché sans relâche, pour comprendre. Pour être à même de développer un modèle qui permette de savoir ce qui est bon pour toi. Et de te protéger de ce qui ne l’est pas. Pour promouvoir ton développement, ton équilibre, ton harmonie, ta joie, ton bonheur. C’est chose faite aujourd’hui. J’y ai mis tout mon cœur.

Maintenant, je voudrais juste qu’on m’écoute. Pas pour moi. Non : pour toi. Pour que ça cesse. Pour que l’homme cesse d’être un loup pour l’homme et pour sa propre descendance.

J’ai bien tenté de prendre la tête d’un office de protection de l’enfant mais on ne me l’a pas permis.

Ils ne veulent pas, tu sais. Ils ne sont pas prêts. Ils n’aiment pas le changement, m’a-t-on expliqué.

Je me suis trompée moi. Plein de fois. Mais je l’accepte. Et je ne comprends pas qu’ils n’en fassent pas autant. On s’en fout de s’être trompés si c’est pour s’améliorer ! Si c’est pour toi. Pour que tu vives heureux. Que tu sois épanoui. Et puis, tu sais, j’ai appris que ce qu’un parent peut donner de plus précieux à son enfant, c’est de reconnaître ses fautes. Ses fragilités. Ses erreurs. Ça s’appelle la responsabilité.

Si j’ai commencé ma carrière par la prison, c’est parce que je voulais réparer ces hommes qui maltraitent parce qu’ils avaient été maltraités. Chaque jour qui passait, être dans ces murs me donnait la satisfaction de travailler à ce qui est juste. Rendre de l’humanité à ceux qui en avaient été si durement privés.

Par deux fois, fatiguée par la tâche auprès des adultes (ils ont le chic pour ne pas vouloir changer tu sais, les adultes, et buter souvent contre les mêmes écueils avant de comprendre), je suis retournée auprès de toi et de tes semblables. Parce que c’est toi qu’il faut aider avant tout. Tu es en devenir. Il est peut-être encore temps de faire quelque chose pour que tu sois plus heureux.

La tâche est immense. Je ne peux pas traiter personnellement tous les dossiers de la Terre. Alors je tente de transmettre. Former celles et ceux qui s’investiront valablement dans cette vaste entreprise.

Est-ce que tu te rends compte ? Ils sont tous en train de discuter, dans les hautes sphères, de la façon de réorganiser la protection des mineurs dans tous les cantons romands. Mais ils ne font rien sur le terrain. Ils n’apprennent pas. Il ne transmettent pas – puisqu’ils ne savent pas – à leurs collaborateurs, comment détecter un parent compétent. Ils ne sont pas compétents pour évaluer les compétences parentales. Et c’est à eux que nous confions nos enfants ?

Est-ce que tu mesures cela ? Bien sûr, tu mesures cela. Tu le mesures dans tes tripes, au fur et à mesure de ton existence. Tu mesures que le juge ne prend pas les décisions qui s’imposent pour te protéger de ton parent fou. Tu le ressens à l’intérieur de toi. D’ailleurs, tu n’auras plus jamais confiance en ces institutions censées te protéger.

L’homme que j’aime m’a récemment dit, comme tout hypersensible qui se respecte : « Il n’y a pas de sens à tout ça, à la vie ».

J’ai répondu : « Oui, il y en a un. Un seul : c’est l’Amour ».

À vous tous, tous les enfants Mowgli de la Terre, qui ont grandi avec les loups. Au milieu des bêtes de la jungle. Au milieu des singes qui n’entendent rien, ne voient rien et parlent vide,

À vous tous les enfants Mowgli traqués par Shere Khan, le monstre,

Puissiez-vous nous pardonner notre manque de courage.
Nos limites. Notre imbécilité. Nos œillères.

L’espèce humaine est ainsi faite. Peut-être n’est-elle pas vouée à poursuivre son chemin. Et peut-être même que c’est mieux ainsi, dirait-on, constatant avec lucidité ce qu’elle laisse dans son sillon.

Pour l’heure, pourtant, nous sommes là. Et à moins d’un suicide collectif immédiat, nous resterons un temps. Alors, à toi l’enfant dont je me sens responsable, je te le dis : je continuerai de me battre pour défendre ton intérêt, qui est présenté comme supérieur à tout autre, tel que nos Nations l’ont voulu. Je contribuerai du mieux que je peux à ton bonheur, à ta joie, à ton équilibre, à ton apaisement. Je te prendrai dans mes bras si tu pleures, et je te rassurerai comme je peux. Mais je ne te mentirai pas. Je ne te promettrai pas la Lune. Et puis, je ne compterai que sur ceux qui peuvent pour assurer ta protection et je laisserai les autres sur le carreau. Je contesterai les décisions de justice tant qu’elles seront injustes. Je ne serai pas complice de cette vaste entreprise qui consiste à fermer les yeux et à baisser les bras.

Parce que la pire souffrance est celle qui découle de la non-assistance à enfance en danger, je te promets, mon enfant, de continuer à me battre pour toi.