Lettre aux laissés pour compte de la protection de l’enfance
/dans Conditions de vie, Protection de l'enfance /par Virginie KyburzRemember a time when you thought that you mattered,
Believed in the school song, die for your country – a country that cared for you
All in it together?
If it ever was more than a lie or some naive romantic notion
Well, it’s all shattered now
It’s all shattered now
Marillion, The New Kings (IV) Why Is Nothing Ever True?
À toi l’enfant dont la société a promis de prendre soin, mais qui reste dans la souffrance,
À toi qui as passé ta vie entre foyers éducatifs, injustices en prison et petits boulots, parce que ton Etat ne t’as pas protégé des malheurs de ta naissance,
À toi à qui on a menti quand on t’a dit qu’on ferait quelque chose pour toi,
À toi Greta aussi.
Au nom de l’espèce humaine, je te demande pardon.
Oui, à toi l’enfant de mon espèce, je veux te dire pardon. Pardon d’être si petits, si finis, si égo-centrés.
Tu sais, j’ai tout fait pour qu’on m’entende. Je te le promets. Sans doute ne m’y suis-je pas pris comme il faut. Je n’ai jamais appris la diplomatie.
J’ai cherché, cherché sans relâche, pour comprendre. Pour être à même de développer un modèle qui permette de savoir ce qui est bon pour toi. Et de te protéger de ce qui ne l’est pas. Pour promouvoir ton développement, ton équilibre, ton harmonie, ta joie, ton bonheur. C’est chose faite aujourd’hui. J’y ai mis tout mon cœur.
Maintenant, je voudrais juste qu’on m’écoute. Pas pour moi. Non : pour toi. Pour que ça cesse. Pour que l’homme cesse d’être un loup pour l’homme et pour sa propre descendance.
J’ai bien tenté de prendre la tête d’un office de protection de l’enfant mais on ne me l’a pas permis.
Ils ne veulent pas, tu sais. Ils ne sont pas prêts. Ils n’aiment pas le changement, m’a-t-on expliqué.
Je me suis trompée moi. Plein de fois. Mais je l’accepte. Et je ne comprends pas qu’ils n’en fassent pas autant. On s’en fout de s’être trompés si c’est pour s’améliorer ! Si c’est pour toi. Pour que tu vives heureux. Que tu sois épanoui. Et puis, tu sais, j’ai appris que ce qu’un parent peut donner de plus précieux à son enfant, c’est de reconnaître ses fautes. Ses fragilités. Ses erreurs. Ça s’appelle la responsabilité.
Si j’ai commencé ma carrière par la prison, c’est parce que je voulais réparer ces hommes qui maltraitent parce qu’ils avaient été maltraités. Chaque jour qui passait, être dans ces murs me donnait la satisfaction de travailler à ce qui est juste. Rendre de l’humanité à ceux qui en avaient été si durement privés.
Par deux fois, fatiguée par la tâche auprès des adultes (ils ont le chic pour ne pas vouloir changer tu sais, les adultes, et buter souvent contre les mêmes écueils avant de comprendre), je suis retournée auprès de toi et de tes semblables. Parce que c’est toi qu’il faut aider avant tout. Tu es en devenir. Il est peut-être encore temps de faire quelque chose pour que tu sois plus heureux.
La tâche est immense. Je ne peux pas traiter personnellement tous les dossiers de la Terre. Alors je tente de transmettre. Former celles et ceux qui s’investiront valablement dans cette vaste entreprise.
Est-ce que tu te rends compte ? Ils sont tous en train de discuter, dans les hautes sphères, de la façon de réorganiser la protection des mineurs dans tous les cantons romands. Mais ils ne font rien sur le terrain. Ils n’apprennent pas. Il ne transmettent pas – puisqu’ils ne savent pas – à leurs collaborateurs, comment détecter un parent compétent. Ils ne sont pas compétents pour évaluer les compétences parentales. Et c’est à eux que nous confions nos enfants ?
Est-ce que tu mesures cela ? Bien sûr, tu mesures cela. Tu le mesures dans tes tripes, au fur et à mesure de ton existence. Tu mesures que le juge ne prend pas les décisions qui s’imposent pour te protéger de ton parent fou. Tu le ressens à l’intérieur de toi. D’ailleurs, tu n’auras plus jamais confiance en ces institutions censées te protéger.
L’homme que j’aime m’a récemment dit, comme tout hypersensible qui se respecte : « Il n’y a pas de sens à tout ça, à la vie ».
J’ai répondu : « Oui, il y en a un. Un seul : c’est l’Amour ».
À vous tous, tous les enfants Mowgli de la Terre, qui ont grandi avec les loups. Au milieu des bêtes de la jungle. Au milieu des singes qui n’entendent rien, ne voient rien et parlent vide,
À vous tous les enfants Mowgli traqués par Shere Khan, le monstre,
Puissiez-vous nous pardonner notre manque de courage.
Nos limites. Notre imbécilité. Nos œillères.
L’espèce humaine est ainsi faite. Peut-être n’est-elle pas vouée à poursuivre son chemin. Et peut-être même que c’est mieux ainsi, dirait-on, constatant avec lucidité ce qu’elle laisse dans son sillon.
Pour l’heure, pourtant, nous sommes là. Et à moins d’un suicide collectif immédiat, nous resterons un temps. Alors, à toi l’enfant dont je me sens responsable, je te le dis : je continuerai de me battre pour défendre ton intérêt, qui est présenté comme supérieur à tout autre, tel que nos Nations l’ont voulu. Je contribuerai du mieux que je peux à ton bonheur, à ta joie, à ton équilibre, à ton apaisement. Je te prendrai dans mes bras si tu pleures, et je te rassurerai comme je peux. Mais je ne te mentirai pas. Je ne te promettrai pas la Lune. Et puis, je ne compterai que sur ceux qui peuvent pour assurer ta protection et je laisserai les autres sur le carreau. Je contesterai les décisions de justice tant qu’elles seront injustes. Je ne serai pas complice de cette vaste entreprise qui consiste à fermer les yeux et à baisser les bras.
Parce que la pire souffrance est celle qui découle de la non-assistance à enfance en danger, je te promets, mon enfant, de continuer à me battre pour toi.
Passeurs d’humanité
/dans Conditions de vie, Psychothérapie /par Virginie KyburzL’espèce humaine : l’espèce animale qui s’en prend le plus violemment à ses propres congénères…
Pourquoi ? Je dis que c’est à cause de la folie. La folie, c’est quand on oublie de tenir compte des besoins des autres lorsque l’on tient compte de ses propres besoins. Une prédisposition innée qui touche, semble-t-il, 15% de la population humaine. J’y reviendrai. Pas dans cet article. Dans mon livre.
Les masseuses et les esthéticiennes sont des passeuses d’humanité. Elles donnent ce qu’elles ont de bon en elles pour rendre les autres humains beaux ou épanouis par la détente corporelle. Elles font un métier proche du mien. Comme ma professeur de danse, elles sont mes thérapeutes à moi. Et celles de tant d’autres personnes.
Les Asiatiques sont les meilleurs masseurs. Ils ne craignent pas de faire le job. Ils y mettent toute leur force, toute leur énergie. Rien à voir avec ces massages tranquilles que nous offrent les Européens. Les masseurs ayurvédiques et thaï font un travail de fond : ils vous triturent le corps, tirent sur ses cordes internes, ne craignent pas de travailler en profondeur. Ce n’est pas un lifting, c’est un traitement.
J’ai vécu nombre de massages en Inde. Beaucoup de femmes, et un homme, on travaillé sur mon corps. Pour le rendre plus détendu, pour lui redonner sa souplesse et son calme. Dans cette station balnéaire d’Algarve, celle de Portimão, j’ai vécu mon premier massage complet thaïlandais à l’huile. Topissime. La musique thaï qui était jouée peu après le début du massage présentait quelques relents qui faisaient penser, je ne sais trop pourquoi, à Pink Floyd… Le massage était profond, tendu, intense, commis avec force. Comment font-ils, ces êtres-là, pour donner tant d’eux-mêmes, à des inconnus ? Pour toucher ainsi leur corps, avec soin, avec ce respect, avec tant de douceur. Avec cette endurance aussi. Le travail de masseur asiatique est épuisant. Qui s’en rend compte ? C’est un don de soi. Un partage. Ma masseuse m’a gratifiée d’un « kon-pun-kah » (merci), à la fin de la séance, joignant ses mains comme on le sait, ce qui montre qu’il s’agit bien d’un partage.
Les masseurs et les esthéticiennes sont des passeurs d’humanité. Comme les infirmières en psychiatrie qui proposent des visites au domicile de patients démunis et qui font du shopping avec eux ; qui permettent, pour un laps de temps, aux patients psychotiques d’unir leurs parts morcelées par la présence et le soin humains.
L’excellente Tash Sultana chante : « Welcome to the jungle. Are u gonna dance with me ? ». Un appel au lien. Kölsch, quant à lui, dit : « All that matters is where you lay your head. All I care about is that you’re always safe ». Le soin. La protection.
Je suis passeuse d’humanité mais je ne supporte plus d’être payée pour cela. Comment font les prostituées ? Elles soignent et encaissent. Sans doute qu’elles donnent plus que moi. D’elles-mêmes. Ou pas. Je crois qu’on mesure ce que l’on donne à ce que l’on a reçu…
Comment permettre que des êtres humains puissent bénéficier de ma présence maternelle, celle qui leur a tant fait défaut, sans devoir payer pour cela ? C’était un dû lorsqu’ils sont nés. Ils auraient dû le recevoir, ce soin, de leur parents. Mais ces derniers n’ont pas su. C’est pas qu’ils n’ont pas voulu. Quelque chose dans leur cerveau les en a empêchés.
Depuis que je suis à mon compte, je compte sur la détresse humaine pour tourner. Pour pouvoir payer mes factures. Foutu métier. Je voudrais juste donner ce que j’ai eu la chance de recevoir à ceux qui ne l’ont pas eu. Je devrais demander une forme de compensation à l’Etat, notre figure paternelle, pour les services ainsi rendus. Qu’il me permette juste de me loger et de manger à ma faim. Je n’aurais plus à penser en termes de chiffre d’affaires mais en termes de bon sens humain.
Pourquoi tout est-il parti en vrille ?
Quel mécène sera prêt à financer mon existence ?
Sans mémoire, sans désir (s’agissant des enjeux de nos patients), disait Bion. Voilà comment nous devrions mener le travail psychothérapeutique, mes collègues et moi-même. Et sans jugement. Jamais. Accueillir l’être tel qu’il est. Pour lui permettre de savoir ce qu’il veut vraiment.