Passeurs d’humanité
L’espèce humaine : l’espèce animale qui s’en prend le plus violemment à ses propres congénères…
Pourquoi ? Je dis que c’est à cause de la folie. La folie, c’est quand on oublie de tenir compte des besoins des autres lorsque l’on tient compte de ses propres besoins. Une prédisposition innée qui touche, semble-t-il, 15% de la population humaine. J’y reviendrai. Pas dans cet article. Dans mon livre.
Les masseuses et les esthéticiennes sont des passeuses d’humanité. Elles donnent ce qu’elles ont de bon en elles pour rendre les autres humains beaux ou épanouis par la détente corporelle. Elles font un métier proche du mien. Comme ma professeur de danse, elles sont mes thérapeutes à moi. Et celles de tant d’autres personnes.
Les Asiatiques sont les meilleurs masseurs. Ils ne craignent pas de faire le job. Ils y mettent toute leur force, toute leur énergie. Rien à voir avec ces massages tranquilles que nous offrent les Européens. Les masseurs ayurvédiques et thaï font un travail de fond : ils vous triturent le corps, tirent sur ses cordes internes, ne craignent pas de travailler en profondeur. Ce n’est pas un lifting, c’est un traitement.
J’ai vécu nombre de massages en Inde. Beaucoup de femmes, et un homme, on travaillé sur mon corps. Pour le rendre plus détendu, pour lui redonner sa souplesse et son calme. Dans cette station balnéaire d’Algarve, celle de Portimão, j’ai vécu mon premier massage complet thaïlandais à l’huile. Topissime. La musique thaï qui était jouée peu après le début du massage présentait quelques relents qui faisaient penser, je ne sais trop pourquoi, à Pink Floyd… Le massage était profond, tendu, intense, commis avec force. Comment font-ils, ces êtres-là, pour donner tant d’eux-mêmes, à des inconnus ? Pour toucher ainsi leur corps, avec soin, avec ce respect, avec tant de douceur. Avec cette endurance aussi. Le travail de masseur asiatique est épuisant. Qui s’en rend compte ? C’est un don de soi. Un partage. Ma masseuse m’a gratifiée d’un « kon-pun-kah » (merci), à la fin de la séance, joignant ses mains comme on le sait, ce qui montre qu’il s’agit bien d’un partage.
Les masseurs et les esthéticiennes sont des passeurs d’humanité. Comme les infirmières en psychiatrie qui proposent des visites au domicile de patients démunis et qui font du shopping avec eux ; qui permettent, pour un laps de temps, aux patients psychotiques d’unir leurs parts morcelées par la présence et le soin humains.
L’excellente Tash Sultana chante : « Welcome to the jungle. Are u gonna dance with me ? ». Un appel au lien. Kölsch, quant à lui, dit : « All that matters is where you lay your head. All I care about is that you’re always safe ». Le soin. La protection.
Je suis passeuse d’humanité mais je ne supporte plus d’être payée pour cela. Comment font les prostituées ? Elles soignent et encaissent. Sans doute qu’elles donnent plus que moi. D’elles-mêmes. Ou pas. Je crois qu’on mesure ce que l’on donne à ce que l’on a reçu…
Comment permettre que des êtres humains puissent bénéficier de ma présence maternelle, celle qui leur a tant fait défaut, sans devoir payer pour cela ? C’était un dû lorsqu’ils sont nés. Ils auraient dû le recevoir, ce soin, de leur parents. Mais ces derniers n’ont pas su. C’est pas qu’ils n’ont pas voulu. Quelque chose dans leur cerveau les en a empêchés.
Depuis que je suis à mon compte, je compte sur la détresse humaine pour tourner. Pour pouvoir payer mes factures. Foutu métier. Je voudrais juste donner ce que j’ai eu la chance de recevoir à ceux qui ne l’ont pas eu. Je devrais demander une forme de compensation à l’Etat, notre figure paternelle, pour les services ainsi rendus. Qu’il me permette juste de me loger et de manger à ma faim. Je n’aurais plus à penser en termes de chiffre d’affaires mais en termes de bon sens humain.
Pourquoi tout est-il parti en vrille ?
Quel mécène sera prêt à financer mon existence ?
Sans mémoire, sans désir (s’agissant des enjeux de nos patients), disait Bion. Voilà comment nous devrions mener le travail psychothérapeutique, mes collègues et moi-même. Et sans jugement. Jamais. Accueillir l’être tel qu’il est. Pour lui permettre de savoir ce qu’il veut vraiment.