La cadette aux yeux intelligents : zone de décharge

Ils l’ont tout de suite vu dans mes yeux, dans mon attitude. Dès les premiers échanges, les premiers gazouillis : ils allaient pouvoir se servir de moi. De ma mère, je connais les recoins les plus obscurs de la vie intime, livrés à moi, alors enfant, sans pudeur aucune. De mon père, je continue à subir les décharges affectives de manière hebdomadaire, davantage parfois même. Et je suis une éponge. Imaginez la charge, au sein de cette zone de décharge qu’est mon être depuis qu’ils m’ont mise au monde… Ah oui, parce que je ne l’ai pas dit, mais je ne décharge pas plus loin. Je garde, je tente de transformer, de rendre digeste ce avec quoi l’on me gave. Je suis un canard. Mon foie est un trésor.

Il y a toujours des sujets haut potentiel de structure névrotique dans les familles pour récupérer (et transformer, tant que faire se peut) les projections des membres de leur famille qui appartiennent aux autres catégories psychiques que la leur. Ils sont des zones de décharge. Et, tant qu’ils n’en sont pas conscients et qu’ils n’ont rien mis en place pour en réchapper, ils encaissent. Ils prennent sur eux, coincés qu’ils sont dans leurs loyautés. Et ils brûlent de l’intérieur.

Je ne veux pas brûler.
A lire cette dernière phrase, ma sœur commente mon texte : « Moi j’aurais écrit : je brûle ».
Elle a raison. Je brûle. Mais je ne veux pas ! Je veux me monter forte… une vieille habitude.
De ma compétence, j’en ai fait un métier. Mais, au départ, je me suis tournée vers ceux qui ne voulaient pas de moi : les prisonniers. Par protection, je me suis approchée de ceux qui ne courent pas après les éponges. Je suis allée vers les repris de justice parce qu’ils n’allaient pas abuser de moi. Ils pensaient, en effet, ne pas avoir besoin de moi.
Et, cela est vrai pour presque tous : ils n’ont pas véritablement besoin des psychothérapeutes. Seuls quelques prisonniers névrotiques de structure (si rares) vont être capables de faire un travail de fond.

Bref. Être intelligente et empathique m’a rendue indispensable un peu partout, à commencer au sein du foyer familial. Mais je n’ai pas appris à laisser les autres prendre soin de moi… Il faut dire aussi que ceux qui sont vraiment compétents à le faire se font, ma foi, assez rares… occupés qu’ils sont à soutenir de plus démunis que moi !

Ah, nous venons de subir une panne de courant ! Première réaction de ma sœur : « Putain, il se passe quoi… Virginie ? ». Oui, bien sûr, c’est moi que l’on convoque dès qu’il y a le moindre problème, moi que mon père et mon ex-mari appellent lorsqu’ils sont confrontés à un souci avec leur ordinateur ou leur téléphone portable… Mais, surtout, et c’est cela le pire, dans ma famille, c’est moi que l’on regarde lorsque l’on se trouve en conflit avec un tiers, dans le but d’obtenir approbation que l’autre est vraiment… le dernier des abrutis. Jusque-là, j’acquiesçais, pour faire plaisir. Pour calmer le jeu. Pour apaiser la colère.
Maintenant, je reste de marbre. Qu’ils se débrouillent, après tout.

Je pense ne jamais juger. Mes patients sont persuadés que « tout le monde juge ». Moi pas. Je déteste tellement ces jugements à l’emporte-pièce produits par mes géniteurs !! Je les refuse. Je refuse d’être comme cela. Mon amoureux, à ma question de savoir pourquoi il m’aime, m’a répondu : « Parce que tu es compréhensive ». Cela m’a fait très plaisir. En effet, je sais trop bien que l’humain ne décide pas de sa propre structure psychique et que rien n’est plus faux que cette phrase : « Quand on veut on peut ».

Parce qu’il faut se rendre à l’évidence : certains êtres humains ne peuvent s’empêcher d’abuser d’enfants. Certains ne peuvent renoncer à tuer, tuer encore… À moins qu’on les aide à sortir du cercle. Mais pas en croyant les libérer de leurs fantasmes. Plutôt en les empêchant d’agir. En évitant qu’ils empirent leur situation. Pour l’heure, notre science n’est pas capable de leur offrir davantage. Il faudra creuser encore…

J’ai fait un détour. Parce que, au fond, je ne sais pas où va ce texte. J’avais besoin de l’écrire. Souvent l’écrit aide à y voir plus clair. Je suis une zone de décharge et j’en ai fait mon métier. Mon meilleur ami me dit de faire attention à la fatigue de compassion. Il a tellement raison de m’aider à en prendre conscience !

Il y a une contrepartie tellement enrichissante à jouer ce rôle auprès de patients… Ce cadeau, il se manifeste lorsqu’ils pleurent. Ou lorsqu’ils me remercient. Ou quand ils m’écrivent des lettres. À ces occasions, je ressens profondément le lien qui nous a unis et la confiance qu’ils m’ont témoignée.

Si je ne devais emporter qu’une chose (matérielle) sur une île déserte, ce serait les lettres de mes patients détenus. Étonnamment, ils sont presque les seuls à m’en avoir écrites. Oui, on écrit des lettres en prison. Pas le choix, après tout. L’une des exceptions : celle d’un homme qui a eu le malheur d’hériter d’un père psychopathe et qui m’a envoyé un très beau mail de remerciement pour le travail fait ensemble.

Comme pour tout, le pour côtoie le contre. Finalement, cela a aussi du bon, d’avoir des yeux intelligents.

Virginie Kyburz / Arles, septembre 2018