Le champ du crime semble parfois être l’affaire de tous. Est-ce à dire que police et juges d’instruction estiment qu’il ne faut pas disposer a minima d’un « trouble » psychologique pour passer à l’acte ? Ou alors manquons-nous de psychologues cliniciens structuralistes convaincus qui aient su montrer en quoi leur modèle possède une pertinence pour la cause ?
Les enquêteurs ont appris à enquêter. Mais savent-ils quelles vicissitudes psychiques se cachent derrière les crimes commis ? J’espère ici en donner un aperçu et permettre que les acteurs de la justice saisissent l’importance du modèle de profilage structuraliste.
Combien de fois entendons-nous dans les médias les voisins interrogés par les journalistes qui ne peuvent comprendre le passage à l’acte de cet être qu’ils croisaient régulièrement dans l’immeuble et qui se montrait si sympathique, gentil et sans histoire ? Combien de membres de la famille qui ne peuvent se représenter leur frère ou leur épouse comme étant capable de poser de tels actes ?
La réalité surprend bien souvent le commun des mortels, parce que ce dernier pose une prémisse erronée : celle qui consiste à considérer que les autres êtres humains, tous autant qu’ils sont, sont déterminés en leur monde interne par la même logique que celle qui préside à son propre fonctionnement psychique. Erreur grave de conséquences ! Nous qui avons expertisé des criminels et tenté de les aider à modifier leur fonctionnement psychique par la méthode psychothérapeutique la plus développée et profonde qui soit, et qui porte la plus grande ambition de changement pour le patient (la méthode psychanalytique), nous l’avons bien compris. Mais qu’en savent ceux qui, malgré leurs larges compétences d’enquêteurs, ne sont pas formés pour appréhender les réalités psychiques si singulières qui président au passage ou au recours à l’acte criminel ? (pour la distinction passage/recours à l’acte, lire l’oeuvre de Claude Balier).
Sachant qu’il n’y a pas de tueur ni de violeur en série (je dis bien tueur en série et pas tueur de masse) non psychotique de structure (je dis bien de structure, voir à ce sujet mon article) et que le personnage d’Hannibal Lecter tel que décrit dans les films n’est qu’une vue de l’esprit (un melting-pot de comportements non compatibles entre eux), je peine à comprendre pourquoi les services d’enquête policière ne s’appuient pas sur les connaissances diagnostiques des psychologues cliniciens structuralistes ni, d’ailleurs, sur leurs compétences à révéler en audition la structure psychique. Bien évidemment, cette connaissance bien particulière n’est pas partagée par les enquêteurs et les juges d’instruction dont la formation est bien éloignée de la nôtre. Mais je constate qu’elle ne l’est pas davantage par mes collègues psychologues légaux. Pas que je n’aie tenté, au gré de mes rencontres professionnelles, de la partager avec eux. Mais parce que la culture actuelle en la matière est au diagnostic psychiatrique (diagnostic de surface basé sur les symptômes), aux outils statistiques des psycho-criminologues mais également au refus de catégoriser les êtres humains en termes de structures psychiques (cf. les orientations non psychanalytiques mais aussi le point de vue actuel des élèves de Bergeret (Roussillon, Roman) et de Balier (Zagury) proposant des modèles dans lesquels tout être humain possèderait une part de chacune des structures classiquement décrites. Lacan se retournerait dans sa tombe …).
L’atout de la psychologie structurelle, c’est de pouvoir diagnostiquer la personnalité d’un suspect sans avoir à évoquer avec lui le passage à l’acte pour lequel il est mis en examen. Ainsi, il est loisible de corréler les informations recueillies au sujet du crime (indices) avec cette personnalité (opportunité psychique, mobile), pour dessiner le scénario du crime et déterminer comment travailler sur les zones d’ombre, et ce dans le but de mettre en lumière les éléments manquants qui confondront, ou innocenteront, le suspect. En effet, comme corollaire important, ce travail permet également de mettre hors de cause celui qui ne pourrait avoir commis le crime du fait de son profil psychologique ! Par ailleurs, le profilage structuraliste permet de déterminer quels sont les enjeux psychiques et relationnels de toutes les personnes qui gravitent autour du crime : soit ceux des proches de la victime qui ne sont pas suspectés a priori, et même parfois, selon les sources matérielles en possession des enquêteurs, ceux de la victime elle-même.
Prenons un exemple. Ils ne manquent pas ! Tout visionnage d’un nouvel épisode de Chroniques criminelles ou de Faites entrer l’accusé est l’occasion d’exercer, pour un clinicien structuraliste, l’évaluation diagnostique appliquée aux crimes et délits. De nombreux faits divers sont accessibles à tous grâce à la télévision, à Internet et aux ouvrages papier. Néanmoins, l’enquêteur non psychologue clinicien, et même le psychologue profiler formé aux méthodes statistiques de profilage, sont-ils capables de déterminer en quoi et pourquoi Xavier Dupont de Ligonnès n’aurait pas pu commettre les crimes et mener la vie de Jean-Claude Romand, et inversement ? Tous deux ont pourtant décimé les membres de leur famille (pour le premier, les indices nous mettent sur la voie de sa culpabilité même s’il n’a jamais été retrouvé) mais, pour autant, ils n’appartiennent pas à la même catégorie psychique structurelle. La structuration psychique de Dupont de Ligonnès est plus « évoluée » (la notion d’évolution se réfère à la nosographie structuraliste classique) que celle de Jean-Claude Romand. D’ailleurs, il y a fort à parier que le premier à trouvé à refaire sa vie de la façon dont il l’entendait. Son passage à l’acte était préparé avec soin, quand celui de Jean-Claude Romand était marqué du sceau de l’impulsivité et de l’urgence. Romand est un mythomane, pris à son propre jeu. Il continuerait actuellement à dispenser des conseils médicaux à ses codétenus alors qu’il n’a jamais terminé ses études de médecine ni exercé auprès de patients. Les experts psychiatres qui l’avaient évalué en prison avaient rapporté que Romand les avait traités comme s’ils étaient des confrères. Le même déni de réalité n’est certainement pas à l’oeuvre chez Dupont de Ligonnès. Ces deux personnages ne partagent pas la même structure de personnalité, mais aucun d’entre eux ne possède une structure névrotique (pour une explication du terme, lire mon article définissant les structures). Le diagnostic structurel d’un criminel donne les clés de ses agissements et permet d’affiner les hypothèses relatives au passage à l’acte : en effet, certains crimes sont commis par certaines personnalités dans certaines circonstances avec un modus operandi particulier à la structure.
Pour autre exemple de l’intérêt du profilage structuraliste, le non spécialiste peut-il appréhender, sans avoir une connaissance approfondie et une expérience vécue du déni psychotique, comment cela se fait-il que certains auteurs de crimes ne peuvent rationnellement pas remettre la main sur le souvenir de leur propre passage à l’acte ? L’appareil psychique d’un sujet de structure psychotique qui n’est pas suffisamment ancré dans la réalité peut en effet supprimer de sa conscience une représentation gênante, soit une représentation qui ne coïncide pas avec l’idée que le sujet se fait de sa propre personne. Je parle bien de suppression, pas de refoulement. La trace mnésique de l’événement ne se cache dès lors pas dans l’inconscient pour venir hanter le sujet comme ce serait le cas s’agissant des autres structures psychiques classiquement décrites. Reste néanmoins une inconnue : si l’événement n’est pas refoulé mais dénié, la trace mnésique est-elle perdue à jamais ? Allez savoir … La science nous éclairera sur ce point un jour, peut-être.
C’est l’hypothèse de la mise en œuvre de ce mécanisme que nous posons dans le cas du crime dont Simone Weber a été accusée, qui aurait tué l’homme avec lequel elle avait eu une relation amoureuse. Quelque chose en elle a probablement accepté que la commission du crime était nécessaire, au moment du passage à l’acte, mais dès après avoir soigneusement caché tout lien entre elle et le crime, il est très probable que le déni ait fait son œuvre : la criminelle ne peut sans doute actuellement plus accéder au souvenir du passage à l’acte.
Parmi les enseignements de la psychologie structurelle qui sont utiles à l’enquête figurent également les observations cliniques qui nous permettent de relier structure et type de crime : les cannibales et autres vampires sont des sujets psychotiques de structure, et les abus sexuels commis sur des animaux sont en général le fait de sujets psychotiques sans symptômes florides et présentant une intelligence limitée. Ne l’oublions pas : Hitler était paranoïaque, comme quelques-uns de ses homologues dictateurs. Mais tous les dictateurs ne sont pas psychotiques pour autant. La psychologie structurelle propose un modèle de compréhension différentielle des types de profil dictatorial.
Les outils relatifs aux crimes (profils, échelles de risque, etc.) utilisés par les psycho-criminologues sont classiquement basés sur des études statistiques. Les études qui président à la construction de ces grilles rassemblent dans une même cohorte examinée des sujets de structure psychique différente. Ainsi, l’on part du principe que les criminels sont comparables les uns aux autres sur ce plan. Ces outils sont donc en contradiction avec le modèle structuraliste, à mon sens le seul qui ait fait ses preuves s’agissant de la compréhension précise (et toujours individuelle !) du fonctionnement d’une personne ayant commis des actes délictueux.
La formation au profilage que j’ai récemment suivie à Paris présentait, entre autres outils, une catégorisation distinguant les criminels organisés des criminels désorganisés. Pourtant, la plupart des cas cliniques discutés à la suite de la présentation du modèle finissaient par s’avérer être des profils « mixtes » ! L’on ne se trouve pas ici en présence de ce que l’on appelle une bonne validité de l’outil de mesure (mesurer ce qu’il est sensé mesurer).
Les échelles de prédiction du risque de récidive ainsi que les échelles de dangerosité ont envahi les Services psycho-sociaux des prisons belges (à l’époque où j’y travaillais, soit au début des années 90, nous réfléchissions en termes structuralistes) et les services de l’Etat suisse œuvrant au sein des prisons. Les experts auprès des tribunaux pénaux les utilisent également. Je ne le fais pas. Je considère ces outils comme non pertinents, pour plusieurs raisons (comme dit, basés pour certains sur un postulat en contradiction avec ce que la clinique nous donne à voir, fidélité inter-juges problématique observée avec la HCR-20, problèmes de validité).
Les structures psychiques possèdent des caractéristiques-type qui permettent de saisir le sens de comportements similaires (mais jamais exactement semblables) chez deux individus possédant une structure psychique différente. En effet, nous pouvons associer un type de comportement (verbal, passage à l’acte) à un certain type de structure de personnalité. À noter que lors d’un profilage de personnalité, deux autres caractéristiques doivent être prises en compte : le niveau d’intelligence du sujet et la présence éventuelle de lésions psycho-organiques au niveau du cerveau.
Nous pratiquons le profilage à plusieurs : la réflexion partagée permet de dépasser les points noirs et de confronter les hypothèses à la lumière de nos formations et expériences professionnelles variées, mais également privées. En effet, chacun de nous est soumis à des croyances internes qui ne sont pas compatibles avec une démarche scientifique. Il s’agit d’en réduire les biais au maximum.
Le profilage structuraliste cherchera à vérifier l’adéquation des hypothèses posées directement auprès du suspect ou de ses proches. Il permet également de poser des hypothèses d’enquête hors présence actuelle du suspect, soit en se basant sur une vidéo ou un écrit dans lequel ce dernier s’exprime. En effet, la méthode se base sur l’anamnèse (parcours de vie) mais également sur le discours du sujet, pour poser un diagnostic de structure. Ce type de profilage peut être utilisé dans tout type d’enquête et n’est pas spécifique aux meurtres.
Pour toutes ces raisons, les services d’enquête ont beaucoup à gagner à s’associer la puissance clinique du système de compréhension de la psyché qu’est l’approche structuraliste.
Virginie Kyburz / 22.10.17