Instruire mon enfant « en liberté » : un acte citoyen

J’ai mis en oeuvre mon projet de sortir mon enfant de l’école obligatoire et de lui donner moi-même (et quelques autres) l’instruction dont il va avoir besoin dans sa vie. Réaction d’abord incrédule et inquiète de ma mère, enseignante spécialisée de carrière. C’est sûr, elle dit que l’école lui a sauvé la vie ! Elle finira par être acquise à ma cause, après quelques explications sur le sérieux de ma démarche et le fait que je n’ai pas omis, dans le programme prévu, l’importance de la socialisation. Mon père, quant à lui, m’a toujours dit que l’école ne lui avait « rien appris » (ça, c’est son côté tout ou rien ;-)), qu’il avait dû tout apprendre par lui-même. Ce qu’il a fait, en effet ! Ma sœur, elle, a souffert plusieurs années sur les bancs de l’école du fait d’un professeur tyran. Elle aurait grandement bénéficié de l’instruction en liberté. Quant à moi, je n’ai jamais rencontré de problèmes à l’école. Tout s’est très bien passé toutes ces années de scolarité jusqu’à l’obtention de mes titres universitaires en psychologie. Les choses se sont compliquées ensuite, en particulier pour mon diplôme de cadre puisque j’ai manifestement adopté une position non politiquement correcte à l’examen oral (que je revendique !), ce qui m’a valu de passer avec tout juste les points requis pour ne pas être recalée … mais ça, c’est un autre aspect récurrent de ma vie, sur lequel je reviendrai peut-être un jour dans un article.

Enfant, donc, je faisais mes devoirs seule, j’aidais ma sœur et d’autres camarades dans leurs tâches scolaires, et les professeurs m’adoraient ! Normal, je comprenais ce qu’ils racontaient, je répondais juste et j’étais attentive et discrète. Leader positif même, « s’exprimant toujours à bon escient » avait écrit un professeur (j’avais appris un nouveau mot ce jour-là !). L’élève parfaite, en somme. À l’école primaire, j’étais missionnée par l’un de mes « maîtres » (c’est comme cela qu’on les appelle !) pour aller chercher ses cigarettes au kiosque. Au gymnase (non, ce n’est pas une classe de sport, comme ont pu croire les Belges lors d’un voyage d’études à Bruxelles, c’est le lycée), mon professeur de mathématiques a décompensé quand je lui ai annoncé que je ne poursuivais pas à l’uni en maths mais en psychologie !

Bref, dans l’ensemble, c’est très bien allé pour moi. Je n’avais donc pas d’a priori négatif sur l’école, et les situations scolaires ne m’inquiètent pas outre mesure. Par contre, depuis que j’ai à nouveau à faire à l’institution scolaire dans ma vie privée, je ressens progressivement à quel point l’on attend de moi que je me soumette aux décisions qui y sont prises, que je me coule dans le moule sans broncher, et que j’écoute les soi-disant bons conseils que les maîtresses, qui croient savoir, dispensent subrepticement au sujet de l’éducation de mon enfant lors des rencontres annuelles et des événements organisés par l’école. Et, à 41 ans, me retrouver traitée comme une élève à qui l’on donne des « devoirs » (le carnet scolaire de mon enfant s’adresse à moi !) et des ordres (écrits en gras et en majuscules sans forme de politesse dans le même cahier), c’est un peu dur à avaler. Surtout quand les communications écrites des enseignantes regorgent de fautes d’orthographe (et ce sont elles qui veulent apprendre le français à nos enfants ?).

Libérer les âmes est ma mission de vie. Le but de mon activité professionnelle est de permettre aux individus de trouver qui ils sont et quels sont leurs besoins propres, et de développer leur autonomie. Ma démarche professionnelle est proprement antinomique avec cette posture qu’ont certains enseignants de l’école obligatoire, celle qui consiste à donner son avis personnel et à formuler des indications aux parents sur la façon dont ils doivent agir avec leurs enfants. Le pire de tout, c’est que ces avis ne sont pas professionnels. En effet, les enseignants ne sont ni éducateurs spécialisés, ni psychologues, ni médecins. Mais personne ne s’en offusque. Je ne me permettrais pas de conseiller un enseignant sur la meilleure méthode d’apprentissage du français, alors qu’il ne vienne pas me dire comment je dois prendre en charge la sensibilité de mon enfant.

Ah, tiens, pendant que j’écris ces lignes, mon petit amour m’apporte spontanément mon petit-déjeuner au lit alors que justement il avait eu peur de participer à la fête de la jeunesse en fin d’année passée parce qu’il fallait servir les gens, et qu’il est timide … J’avais informé l’école que nous n’irions pas à cette fête. J’avais pesé le pour et le contre entre se rendre à un événement qui ne faisait plaisir à personne dans la famille et se déplacer dans un autre canton pour voir le spectacle de danse de l’enfant d’une amie chère. Nous avions choisi la deuxième option. Dans ce contexte, la maîtresse de mon enfant s’était permise de me dire : « Vous m’énervez ! », mais aussi « Il faut que votre enfant grandisse, il faut le pousser ». Je lui ai répondu que je ne suis pas d’accord avec elle, que mon enfant fera un spectacle quand il sera prêt, que par ailleurs il a fait il y a peu le spectacle de son école de cirque !
Mais rien n’y fit. Ma mère, en ce début d’année, rencontrant la maîtresse, a eu droit au même sermon : « Il faut qu’il grandisse ». Si vous saviez déjà à quel point il est mature, empathique, conscient des risques et des enjeux du monde … Voulez-vous l’empêcher de vivre son enfance ?
La maîtresse avait également ajouté : « L’année prochaine, ce sera plus strict ». Plus strict ? Comment cela ? La fête de la jeunesse va devenir obligatoire ? Je veux dire, cette fête qui a lieu un vendredi soir, sur mon temps privé ??? Voilà ce à quoi les parents doivent faire face. Et ce que je raconte n’est rien comparé à d’autres situations. Celles dans lesquelles les enseignants sont surmenés, dépriment et maugréent contre nos enfants … des journées entières, je le rappelle ! Mais cela m’excède déjà. Et pourtant, je vous parle d’une bonne maîtresse : créative, souriante, intelligente. Mais enfermée dans un système dont elle semble ne pas prendre conscience. Les éducateurs éduquent

Je pourrais peut-être vivre avec tout cela, en aiguisant l’esprit critique de mon enfant et en lui disant qu’il peut ne pas être d’accord avec ce qu’il se passe. Je crois d’ailleurs que cela est déjà très clair pour lui. Mais puis-je continuer à vivre en déléguant la tâche fondamentale de l’instruction de mon enfant à autrui ?

Ainsi, je suis heureuse d’observer que mon enfant a acquis, malgré le formatage scolaire, un esprit critique. C’est mieux ainsi, plutôt qu’il se réveille dans plusieurs années, à l’occasion d’une psychothérapie, pour prendre conscience que son burn out est dû à un excès de soumission à une autorité !

Quand mon enfant est né, j’ai pensé que je voulais qu’il devienne un adulte libre. Ainsi, je voudrais que mon enfant profite de mes expériences de vie, pas qu’il doive repasser toutes les étapes vers la liberté parce qu’il a été formaté par une école qui continue de soumettre parents et enfants à sa logique interne. Pensez au nombre d’heures que nos enfants passent dans cet environnement. Et imaginez à quel point cela change tout si cet environnement est empreint de liberté ! Pas d’anarchie et de soumission aux seuls désirs de l’enfant, évidemment. Je souhaite apprendre à mon enfant que sa liberté est fondamentale, mais que bien sûr elle s’arrête là où commence celle des autres.

Par ailleurs, selon la pédagogue Céline Alvarez, auteur du livre « Les lois naturelles de l’enfant » (2016), l’école traditionnelle propose à l’enfant une façon d’apprendre qui est anti-naturelle. Cette femme, qui a mené une expérience originale en zone d’éducation prioritaire, préconise un apprentissage soutenant l’autonomie, basé sur des expériences motivantes, dans un cadre bienveillant et encourageant, dans lequel l’enfant se sent aimé et pas jugé, et effectué dans un groupe de pairs d’âges différents.
Il y en a bien certains pour critiquer l’expérience d’Alvarez (Laurence de Cock dans son article « Céline Alvarez, le business pédagogique », dans la Revue du Crieur numéro 6), mais les arguments ne me convainquent pas. Ma formation et ma sensibilité me permettent d’adhérer avec un sentiment d’évidence aux conditions citées par Alvarez pour un apprentissage de qualité et respectueux de l’enfant.

Je suis terrifiée à l’image de ces jeunes enfants qui montent les escaliers de l’école comme s’ils étaient dans un camp militaire. Ce ne sont pas les petites fleurs et feuilles dessinées par terre devant les escaliers dans la cour du collège qui permettent aux enfants de se positionner au bon endroit qui me rendent dupe du formatage des âmes qui s’annonce ! Et je ne parle pas de la vision douloureuse de ces petits assis derrière leur pupitre en classe alors qu’ils ont besoin de mouvement pour apprendre !

Je ne peux plus clairement situer l’origine de mon intérêt pour « l’école à la maison » (je préfère « instruction en liberté »). Je savais que ce mode représentait un moyen de me rendre libre si d’aventure je mettais en œuvre mon projet de départ de Suisse pour vivre en voyageant. Mais je me souviens tout de même combien le visionnage du film Captain Fantastic (de Matt Ross, 2016) l’année passée au Festival du film indépendant américain de Deauville avait permis à mon esprit de synthétiser plusieurs préoccupations pour aboutir à l’évidence de la plus-value apportée par l’instruction en liberté. Ces préoccupations sont les suivantes :
– ce que je dois à mon enfant en termes de transmission ;
– le sens que devrait comporter toute démarche d’apprentissage ;
– l’aspect fondamental de l’apprentissage de l’autonomie et de la liberté ;
– l’importance du renforcement de l’esprit critique et de l’apprentissage de l’argumentation dialectique ;
– la nature comme terrain de jeu, d’apprentissage et de retour aux principes qui lui sont inhérents.

S’agissant du retour aux principes de la nature, je suis de ceux qui pensent qu’il faut manger quand on a faim, dormir quand on a sommeil et pleurer quand on est triste ! Le rythme scolaire imposé par l’Etat et le rythme professionnel imposé par l’entreprise ne me convainquent pas. Une étude mentionne que les ados, pour exemple, devraient pourvoir dormir le matin pour ne se mettre au travail qu’a 11h00 (à 10h00 je crois pour les enfants non adolescents). Les changements physiques – hormonaux et neurologiques – expliqueraient leur propension à dormir beaucoup le matin. Je me souviens également avoir lu un article qui préconise une diminution importante du taux de travail chez une femme qui dépasse les 40 ans. Nos corps et nos esprits semblent capables de résister, pour la plupart d’entre nous, à ces rythmes qui ne respectent pas notre nature. Les dégâts du surmenage et du manque de sommeil sont pourtant importants et peuvent mettent en péril non seulement la santé psychique et physique des individus mais également bien souvent jusqu’à la stabilité de toute une famille.
Dans mon cas, il est clair que le respect de mon rythme sommeil/veille a pesé lourd dans la balance en faveur du choix de l’instruction en liberté. Je me sens revivre à l’idée de me réveiller naturellement sans alarme et de ne plus avoir à tirer mon enfant du lit le matin ni lui demander de se dépêcher pour ne pas arriver en retard à l’école. Je ne sais même pas comment j’ai tenu ces rythmes infernaux toutes ces années. Reposée, il y a fort à parier que je pourrai davantage respecter ma grande créativité en actualisant ces divers projets (d’écriture en particulier) qui me tiennent à coeur mais que je repousse inexorablement, mois après mois …

Quel est l’enjeu étatique qui préside au maintien de ces rythmes effrénés imposés à nos enfants et ponctués des traditionnels devoirs qui grèvent la vie de famille déjà pourtant réduite à peau de chagrin ? Quel est le sens de cette démarche, si ce n’est préparer nos enfants à subir ces rythmes dans leur future activité professionnelle ? Est-ce cela que nous voulons leur transmettre ? Certains parents s’estiment légitimes de soutenir ces rythmes puisqu’ils prépareraient leurs enfants au monde professionnel qui les attend. Mais qui connaît le monde de demain, et qui a dit que nous ne devions rien vouloir changer ? Il me semble que c’est notre devoir de parents que de préparer ce lendemain. Nous nous sommes complètement plantés s’agissant de la question écologique, en laissant à notre descendance une terre bourrée d’explosifs climatiques, alors ne pouvons-nous rien faire pour leur promettre, tout du moins, un avenir plus serein, moins soumis à la performance, et dans lequel chacun peut prendre le temps et ait plaisir à vivre ?

Lorsque j’ai découvert Captain Fantastic il y a une année, j’avais fraîchement en mémoire le parcours du père Fortin et de ses deux fils, instruits en liberté (et en cachette des autorités françaises). J’avais entendu les garçons, Okwari et Shahi Yena, s’exprimer à la radio et j’avais été impressionnée par leur maturité, leur liberté de pensée et la bienveillance qu’ils manifestaient envers les erreurs de leur mère. Quel plus bel exemple que celui-là des bienfaits de l’instruction Hors système (titre du livre que ces trois hommes ont fait paraître en 2010 au sujet de leur expérience) ?
« Hors système » je ne pourrai totalement me situer tant que je serai domiciliée en Suisse. En effet, les cantons du pays acceptent le homeschooling, mais l’unschooling n’est pas autorisé. Je ferai donc en sorte que mon enfant atteigne les niveaux requis dans les branches principales et soit prêt à passer avec succès les contrôles menés par les autorités. J’ai donc construit un plan d’action constitué des branches principales auxquelles je serai attentive de donner de la place dans notre vie quotidienne. Les voici :
1. Français
2. Mathématiques
3. Langues vivantes (apprentissage par immersion dans les pays pratiquant la langue)
4. Sciences de la nature (y inclus géographie) – apprentissage sur le terrain une matinée par semaine
5. Histoire des civilisations et ethnologie (nous irons étudier l’histoire romaine lors d’un séjour à Rome !, etc.)
6. Nouvelles technologies et identité virtuelle (cela est si important d’être capable de gérer son profil et sa protection personnelle sur la toile)
7. Création artistique (par divers ateliers et visites d’expositions et de spectacles)
8. Musique
9. Bien-être : sont inclus le sport (théorie et pratique) et l’alimentation (nutrition et cuisine) et je serai attentive à prendre du temps de manière hebdomadaire pour les soins corporels (yoga, massages, coiffure, etc.) sur lesquels je fais habituellement l’impasse du fait d’une vie trop stressante …
10. Chimie et physique (moins urgent, mais tout de même, mettons au programme quelques expériences simples déjà, liées aux envies et à la curiosité de mon enfant).

Depuis que mon enfant et moi nous sommes décidés pour l’instruction en famille (je ne pensais d’ailleurs pas que les choses se mettraient en place si vite), je me sens LIBRE. Me voici donc lancée dans une nouvelle expérience de vie, une de plus, moi qui n’aime pas l’immobilisme et qui ai besoin de nouveauté, encore et toujours …

Virginie Kyburz / 21.10.2017