Ces gars-là, c’étaient « nos gars »

Nos jeunes, ceux de nos pays européens, ceux qui ont grandi chez nous mais sans nous … devenus jihadistes au service d’organisations terroristes

Les organisations terroristes fonctionnent comme les mafias. Ce ne sont pas des états mais des organisations basées sur le crime. Dans leurs rangs, en Europe, de jeunes recrues que je connais bien pour les avoir rencontrées en prison, mais aussi dans des foyers d’éducation. Et parfois même dans des bars.

Ils ont remis ça ce matin. Nous sommes le 22 mars. Cette fois c’est à Bruxelles que ça s’est passé. A l’aéroport et dans une station du métro. Ils ont fait sauter des bombes, entraînant d’autres êtres humains avec eux.

L’idéologie, c’est le culte d’une idée. C’est une idée fixe : mener le Jihad, convaincre ou tuer les mécréants, mais aussi contrôler la vie sexuelle des hommes et des femmes. Le pur et l’impur, le juste et le faux. Pour moi, l’idéologie, c’est le contraire de la justice et c’est le contraire de la science.

La justice, ce n’est pas faire la lumière sur les faits pour trouver la vérité, mais faire respecter la loi, comme le dit si bien le juge pénal Michel Racine, personnage joué par Luchini dans le très beau film « L’hermine » (2015). Et la science, c’est l’art de cultiver le doute. Comme le montre le fabuleux long-métrage de Mike Cahill, « I Origins » (2014), pour faire honneur à cette culture du doute mieux vaut se déclarer agnostique (sceptique) qu’athée (incroyant).

Les gamins qui ont attaqué des jeunes de leur génération en ce douloureux mois de novembre 2015 sont fâchés avec la culture du doute. Ils croient savoir. Et ils sont convaincus d’une chose : la justice, ce n’est pas pour eux. Et, quelque part, ils ont raison. Ils en veulent à ceux qui peuvent vivre avec cette justice sans en être blessés. En effet, ceux-ci, elle les protège. Le plus souvent. Mais ces gamins qui sont fâchés avec la justice le sont pour une bonne raison : ils croient qu’elle est contre eux. Ils la trouvent injuste, justement. Car celui qui ne peut reconnaître la responsabilité de ses actes ne peut qu’être blessé lorsque l’on cherche à la lui imputer.

Ces gamins de Molenbeek, je les ai connus en prison il y a une quinzaine d’années. Pour moi, ils n’ont pas changé. Rien de neuf entre les délits de droit commun que je leur connaissais et ces nouveaux crimes. C’est la même chose qui les fait se mouvoir. Une forme de radicalité, comme dit Olivier Roy. Ce politologue français spécialiste de l’Islam analyse : « Il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam mais de l’islamisation de la radicalité ». S’il s’avait comme je partage !

A l’époque où j’ai rencontré ces gars, je me rendais dans un cybercafé de l’Avenue Louise, Bruxelles, pour communiquer avec mes premiers contacts internet restés en Suisse et ceux que j’avais en France, à Paris en particulier. C’était ça la modernité. Maintenant le web est devenu le lieu du recrutement premier de nos jeunes convaincus de devoir faire la guerre. Je me rappelle aussi quelques-unes de mes déambulations dans les rues du bas du quartier de Saint-Gilles. Je n’avais pas pris garde à mon habillement, j’étais une jeune femme qui avait l’habitude de la liberté que j’exerçais sans état d’âme dans les rues de Genève. Mais les regards sur ma tenue dans ce quartier devenu majoritairement musulman avaient été une forme de choc pour moi. Comme un retour en arrière dans d’autres temps, comme un voyage dans d’autres lieux. De la même façon, lorsque je me balade dans les rues d’Arles en été, et que je croise ces nombreuses femmes qui portent le voile, je ne peux que m’interroger sur la liberté qui est la leur.

Les amalgames sont vite faits. L’Islam ce n’est pas le terrorisme, tout homme quelque peu érudit en a conscience. D’ailleurs, les jihadistes de notre jeunesse ont souvent une culture de l’Islam superficielle. Yasmina Khadra, écrivain algérien et ancien militaire, pense que le remède contre l’intégrisme est le retour à la citoyenneté stricte : « C’est cela qui fait une nation. Elle ne repose ni sur l’identité ni sur la religion comme on le croit trop souvent » (voir l’interview qui lui est consacré dans la Tribune de Genève). Et, pour lui, en faveur de la citoyenneté, une école intelligente qui cultive les êtres. Bien, pourquoi pas, mais qu’est-ce que l’école peut faire face à la souffrance psychique qui mène au suicide ?

Ces jeunes-là ne partagent pas avec ceux qu’ils ont fait taire la même notion de la violence, des limites, de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. Ces gamins, lorsque j’étais jeune psychologue, avec mes collègues femmes nous les appelions « nos gars ». Et l’on se questionnait sur les ressorts fantasmatiques de nos vies qui nous avaient conduites à investir les murs des prisons pour prendre soin d’eux. De mon côté, je me suis aperçue des années après que, pour une part, j’avais besoin de maîtriser, tant que faire se peut, la source du danger. Mais il y avait cette autre part : le besoin d’être une mère, d’apporter à ces hommes qui se conduisaient comme des enfants l’écoute et l’empathie qui semblait leur avoir fait défaut dans leur plus jeune âge.

Alors, ces jeunes de nos villes, veulent-ils mourir ou veulent-ils vivre au-delà ? N’aiment-ils pas suffisamment leur vie pour vouloir s’en passer ? C’est ce que pense Yasmina Khadra puisqu’il dit : « Les intégristes attaquent tout simplement la vie des autres, car ils ne tiennent plus à la leur ».

Moi je pense qu’il est impossible de trancher. Il n’y a pas une seule réponse. Et on ne va nulle part avec des idées toutes faites. Chacun porte son dessein individuel. Chacun aurait son explication si on lui donnait l’occasion d’être entendu. C’est ce que nous faisons, nous psychologues cliniciens : les entendre dans leur individualité.

Souvent, je peux le voir dans leurs yeux. Sur leurs photos d’identité, celles qui arrivent de manière récurrente à chaque fois que de nouveaux éléments sont connus des médias. Je peux me représenter dans quoi ils sont pris en fonction de leur regard : les premiers regardent le photographe, les seconds regardent dans le vide. Il y a en tous cas deux types de recrues pour les groupes terroristes.

Certains d’entre eux ont traversé des enfances parfaitement injustes. Ils ne croient plus à la justice. Elle n’a pas défendu leurs droits fondamentaux. Ils ont dès lors acquis un rapport distordu à ce qui a trait aux questions de responsabilité personnelle. D’autres sont, de plus, atteints de ce trouble qui les empêche de se considérer comme responsables de leurs propres actes, et ce manifestement depuis la naissance (je fais ici référence à la structure psychotique définie par Bergeret. Pour le détail, voir mon article d’introduction à la psychologie structurelle). Pour les jeunes hommes de cette catégorie, j’ai maintes fois observé que c’est une forme de capacité relationnelle profonde qui leur fait défaut. Ils sont, dès lors, dans le lien avec le psychologue, beaucoup moins attachants, et se montrent également moins attachés aux autres membres de leur espèce (l’espèce humaine).

Le terrorisme de nos villes est selon moi la nouvelle guerre de rue des délinquants actuels de nos pays européens. Ce sont des laissés-pour-compte qui s’en prennent à leur propre Etat. Parce qu’ils estiment, et cela s’applique d’abord aux premiers de ceux que j’ai décrits, que leur Etat a failli à les rendre heureux. Ils tuent et se tuent eux-mêmes. Et provoquent nos larmes. Comme avant. Puisque ces gars-là, c’étaient « nos gars ».

Virginie Kyburz / 22.03.2016